1.
Un concept moral |
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- On ne doit pas confondre
ce qu'évoque le terme "autrui" avec ce que désigne, plus simplement,
"l'autre". Les deux termes se réfèrent à la présence d'une altérité
- que la philosophie classique a eu beaucoup de mal à réfléchir
: pour les Grecs, les autres (non-Grecs) ne sont que des "barbares"
(non authentiquement humains); et la prétention ultérieure du
christianisme à être la seule vraie religion a freiné la renaissance
de l'humanité non chrétienne. Mais l'altérité caractérise aussi
bien, par rapport à un sujet, l'animal que l'autre homme. Ce
dernier m'apparaît, ou peut m'apparaître, comme "autrui", pas
l'animal.
- On peut être tenté
de définir rapidement autrui comme "alter ego" (autre moi).
Cela semble affirmer son égalité par rapport à ce que je suis,
et garantir qu'il me ressemble : bien que son corps occupe dans
l'espace un lieu différent du mien, je lui prête une conscience,
une pensée, une affectivité de même nature que les miennes.
Ainsi, Descartes admet que, lorsqu'il aperçoit dans la rue des
silhouettes vêtues comme lui, ce sont bien des hommes, et non
des automates : il conclut alors d'une ressemblance extérieure
à une similitude interne. Mais ainsi convenir qu'il y a des
hommes autres que moi, est-ce bien leur conférer l'importance,
la signification, ou la dignité d'autrui ?
- L'expression "alter
ego" peut en effet s'interpréter de deux façons : soit que l'on
y souligne l'ego (en impliquant ou préparant une confusion possible,
sinon souhaitable, entre les deux sujets), soit que l'on insiste
sur l'alter. Cette deuxième lecture éloigne autrui de ce que
je suis, mais elle est peut-être la seule qui respecte son altérité
en tant que telle.
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2.
Confusion et conflits |
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- Admettre qu'autrui
est "comme" moi, c'est effacer ce que sa présence a de plus
énigmatique, mais aussi de plus précieux. Lorsque la psychanalyse
affirme par exemple que l'ensemble des relations affectives
vécues avec les autres, qui élaborent mon histoire, s'inscrit
dans mon inconscient, on peut en déduire qu'autrui n'est pas
seulement à l'extérieur de moi et qu'il participe à la constitution
de ma plus secrète intimité. Mais c'est uniquement par rapport
à ma biographie et à ses conséquences (mon équilibre ou déséquilibre
mental) que les autres semblent avoir alors de l'importance
: je ne me préoccupe guère de leur propre existence ou de leur
devenir singulier.
- Dans l'histoire
de l'homme telle qu'il la reconstitue, Rousseau lui attribue
comme premier sentiment la pitié. Avoir pitié de l'autre, cela
sous-entend d'abord qu'il est bien mon équivalent, que je peux
"me mettre à sa place" et ressentir comme lui ce qu'il subit
(c'est le sens initial de la sympathie - de sun-pathein, subir
avec ou en même temps). Reste à savoir dans ce cas si c'est
bien de l'autre (comme non-moi) que j'ai pitié, et non de moi-même
m'imaginant dans sa situation.
- Hegel montre, dans
sa "Dialectique du Maître et de l'Esclave", qu'une conscience
ne se constitue qu'en obtenant d'une autre la reconnaissance
de sa liberté, ce qui implique qu'elle lui soit supérieure.
Comme cette exigence de reconnaissance se forme simultanément
dans les deux consciences, il en résulte nécessairement un conflit,
dont l'issue est la suppression d'une conscience en tant que
telle, sa régression au rang d'objet ou d'outil (c'est l'esclave).
Dans une telle conception, autrui n'a pas de valeur propre :
il n'est que médiateur entre deux moments de la conscience.
- L'histoire des relations
entre les cultures semble donner raison à cet aspect de l'analyse
hégélienne : la colonisation, les exterminations qui l'ont accompagnée,
l'ethnocide, révèlent que "les autres" ne peuvent survivre qu'à
la condition de perdre ce qui les rendait précisément différents.
Le refus (ou la crainte) de la différence aboutit à supprimer
l'autre en tant que tel, soit physiquement, soit, au minimum,
culturellement. Repérer l'autre, sans y reconnaître la dimension
particulière que lui confère sa signification comme "autrui",
c'est d'un même mouvement affirmer et nier son altérité; c'est,
bien souvent, affirmer son altérité pour la nier.
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3.
L'injonction éthique |
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- Pour échapper à
de telles conséquences désastreuses, on peut sans doute privilégier
les vertus du dialogue, qui doit garantir le respect de l'autre
et nous propose une relation évidemment pacifique avec lui.
Le dialogue suppose une interruption de la violence, et il permet
d'accéder à une vision du monde différente de la mienne, c'est-à-dire
d'élaborer avec l'autre un échange qui, tout en étant fructueux,
n'abolit pas la différence initiale.
- Encore faut-il préciser
les conditions dans lesquelles la présence d'autrui comme interlocuteur
possible exhibe bien son altérité et m'amène à la respecter
pour ce qu'elle est. Dialoguer, c'est laisser advenir, en face
de moi, un "Tu" qui me somme de l'admettre dans son écart par
rapport à moi : le dialogue ne recherche pas la fusion des consciences,
et c'est en cela qu'il peut symboliser un face à face radical
dans lequel Emmanuel Lévinas trouve la garantie du respect d'autrui.
En deçà de toute collectivité (familiale, politique, syndicale)
qui englobe les sujets et les confond, le rapport immédiat et
direct avec le seul visage de l'autre, face à moi, me révèle,
dans ce visage même, une loi morale : "Tu ne tueras pas." Tout
effacement d'autrui dans un "nous" fusionnel oublie ce commandement,
qui est pourtant le fondement de l'humanité. Ce n'est donc qu'en
percevant autrui dans sa distance et sa solitude que la signification
dont il est porteur m'apparaît : il suscite en moi l'accès à
la première exigence éthique. C'est en cela qu'il est irremplaçable
et qu'il concourt à la définition de ma propre humanité.
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