1. L'imagination éloigne de la réalité
  • Par définition, l'imagination produit des "images" qui peuvent, soit "imiter" le réel, soit au contraire s'en détacher. Dans un cas comme dans l'autre, la tradition rationaliste est méfiante, et volontiers critique à l'égard de la constitution d'un univers imaginaire.
  • Pour Platon, l'image ne constitue que le plus bas degré de ce qui peut exister : simple reflet du monde sensible, elle ne suscite qu'une connaissance elle-même inférieure. En outre, l'imagination nous entraîne vers un univers par définition trompeur, ou aliénant pour l'esprit, puisqu'il peut nous fasciner et nous éloigner de nos vraies tâches. Entre l'imagination et l'illusion, la distance est alors mince, comme l'affirme Spinoza : nous avons beau connaître la distance à laquelle se trouve le soleil, "nous n'imaginons pas moins qu'il est proche" en raison des impressions qu'en reçoit notre perception.
  • Opposée à la droite raison, l'imagination devient "maîtresse d'erreur et de fausseté" (Pascal) : elle nous détourne du monde tel qu'il est, nous invite à la rêverie, nous condamne à l'inefficacité. Elle est d'autant plus redoutable que ses représentations sont plus séduisantes. La critique contemporaine de l'aliénation produite par les loisirs "de masse" (cinéma, télévision, roman-photo ou littérature "de gare") répète cette accusation moralisatrice : en se retirant des difficultés du réel, le consommateur s'interdit d'en entreprendre la transformation; il se condamne lui-même à répéter sa conduite de fuite puisque le réel ne peut que le décevoir de plus en plus.
2. L'imagination combinatoire
  • Une analyse plus précise des productions imaginaires y repère les conséquences d'une activité de l'esprit, qui, loin de reproduire plus ou moins fidèlement des éléments réels, en conçoit avant tout des articulations inédites. Si l'imagination va au-delà de la réalité donnée, c'est d'abord parce qu'elle nous en propose des versions nouvelles :"L'imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l'esprit nouveau; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision" (Bachelard). L'aspect positif de l'imagination tiendrait davantage aux relations qu'elle produit qu'aux éléments qu'elle relie.
  • Parce qu'elle nous projette hors du strict présent, l'imagination participe de ce point de vue à toute action humaine : mettre en œuvre un comportement (par exemple dans le travail), c'est viser un but que l'on a d'abord imaginé, en prolongeant la situation vécue, à partir de ce que l'on en connaît, vers son aboutissement possible. Dans cette optique, l'action sur le monde vise à inscrire dans le réel ce qui était d'abord imaginé : l'imaginaire nous éloigne peut-être du monde, mais c'est pour que nous y revenions.
  • L'opposition classiquement admise entre imagination et raison doit dès lors être transformée en complémentarité : dans la science, dans la technique ou dans l'action, l'imagination apparaît comme capable de préparer l'intervention efficace. Ainsi, l'hypothèse expérimentale est d'abord imaginée (à partir de l'analyse des phénomènes observés), et c'est bien elle qui organise le montage de l'expérience. De même, l'invention technique commence par une rêverie relative aux instruments disponibles et à leur perfectionnement possible. Quant au politique, il lui appartient de prévoir (des problèmes nouveaux aussi bien que leurs solutions) ? et cela suppose qu'il est bien capable d'exercer une vision anticipatrice.
3. L'imaginaire nécessaire
  • L'exercice de l'imagination implique toujours un inachèvement du monde, et la possibilité d'en élaborer de nouvelles versions, éventuellement plus satisfaisantes parce que répondant mieux au désir. L'imagination possède ainsi une double portée : elle est, au moins implicitement, critique à l'égard de ce qui existe (comme cela apparaît notamment dans les utopies politiques), elle correspond aussi à un besoin de compenser ce que le donné peut avoir de décevant.
  • Interpréter cette portée compensatrice comme encourageant à la passivité (elle permettrait de supporter les problèmes en les masquant), c'est oublier que l'imaginaire peut au contraire inciter à l'action. L'imagination, dit André Breton, c'est "ce qui tend à devenir réel", soulignant la relation qui existe entre le désir, sa production imageante et l'acte qui doit le réaliser.
  • Concevoir une pensée privée d'imagination, c'est la condamner au ressassement du présent et à la stérilité. Les œuvres d'art en sont une preuve suffisante : elles révèlent à quel point l'imaginaire est capable de se manifester dans les matériaux et les formes, pour ensuite modifier massivement la mentalité en diffusant une interprétation du monde qui sera de mieux en mieux partagée. L'irréel est ainsi l'envers du réel, et non son simple contraire; et c'est parce que l'imaginaire entretient avec la réalité des rapports profondément dialectiques que le monde humain n'en finit pas de se transformer et de nier l'éventualité de sa propre disparition ?
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