1. Le travail comme malédiction |
|
- La notion de travail
est peut-être celle qui montre le mieux combien la philosophie
peut être influencée par l'état social où elle s'exerce. Si,
chez les philosophes grecs, le travail est jugé indigne de l'homme
véritable, c'est sans doute parce que seuls les esclaves en
sont chargés. Lorsque Platon détermine les trois catégories
(philosophes-dirigeants, soldats, artisans) de sa cité juste,
il leur adjoint une population d'esclaves dont il précise seulement
qu'ils ne sauraient être grecs. Et pour Aristote, l'esclave
n'est rien de plus qu'un "outil animé", tout à fait comparable
à un bœuf de trait.
- La mentalité chrétienne
confirme que le travail est bien une punition douloureuse. C'est
après le péché originel qu'Adam et Ève ont été chassés du Paradis
: et le premier devra dès lors "gagner son pain à la sueur de
son front", et la seconde "enfanter dans la douleur".
- Lorsque, de nos
jours, le travail est jugé pénible, notre mentalité témoigne
de la nostalgie d'une vie dédiée à l'oisiveté, au jeu de l'enfant
"innocent", ou à des loisirs perçus comme des moments de liberté
heureusement distincts des contraintes que semble impliquer
toute activité laborieuse. Sans doute admettons-nous implicitement
que le travail est utile ou nécessaire, mais chacun rêve d'y
échapper.
|
2.
Travail et humanisation |
|
- Le travail est
dû à la disproportion existant entre les ressources naturelles
et les besoins d'un groupe humain, Platon le note déjà, et Rousseau
le confirme, lorsqu'il date son apparition de la mise en place
des premières sociétés : dès que les hommes se rassemblent,
la nature ne suffit plus à satisfaire leurs besoins. Le travail
signifie dès lors la transformation des données naturelles.
- Mais le travail
désigne aussi la transformation de l'homme lui-même : la satisfaction
de besoins premiers détermine l'apparition de nouveaux besoins
qui à leur tour entraînent la nécessité de modifier davantage
la nature. C'est donc l'histoire de l'humanité en tant que telle,
dans les versions successives qu'elle présente, qui est liée
à l'existence du travail.
- Hegel montre, dans
sa "dialectique du maître et de l'esclave", que l'activité laborieuse,
comme extériorisation de la conscience, est la seule voie menant
à l'universalisation de cette dernière. L'esclave est d'abord
soumis au maître et à sa volonté, mais ce qu'il transforme,
dans la réalité matérielle, finit par lui renvoyer le spectacle
objectivé de sa propre conscience comme efficace. Dès lors,
son activité le définit indépendamment du maître : il accède
ainsi à la liberté authentique, qui est, non pas négation abstraite
du monde, mais bien capacité d'intervention dans le monde afin
de le faire évoluer. Le travail constitue ainsi une objectivation
de la subjectivité, il "humanise" le monde et fournit à l'homme
une "nature" changeante.
- De son côté, Marx
souligne combien la conscience se forme et évolue à partir du
moment où le travail correspond à un projet (ce qu'il ne peut
être chez les animaux qui obéissent au seul instinct) : en imaginant
le produit qu'il veut obtenir, l'homme développe ses capacités
de penser et sa volonté; il entre ainsi dans un processus d'auto-définition.
|
3.
Travail aliéné, travail libéré |
|
- Marx lui-même, après
avoir affirmé que le travail sépare l'homme de l'animalité,
constate que, dans l'histoire, l'organisation sociale du travail
en modifie la réalité. S'il est vrai que "l'histoire de toute
société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte
des classes", c'est parce que toute société est scindée en une
classe de possédants et une classe d'exploités. Ces derniers,
qui ne possèdent pas les moyens de production, doivent travailler,
en échange d'un salaire, au profit des possédants.
- L'analyse du travail
industriel montre que le sens du travail est alors inversé :
au lieu d'humaniser, il abrutit. Le travailleur pré-industriel
pouvait retrouver une part de lui-même dans son produit ; l'ouvrier,
qui ne définit ni les conditions, ni le but, ni les moyens de
son travail, ne peut en tirer la moindre satisfaction directe.
- De ses considérations
historiques, Marx déduit la nécessité de la révolution, comme
premier pas vers la libération de l'humanité, mais les politiques
qui ont prétendu appliquer ses théories n'ont guère eu de succès
dans cette voie. Par ailleurs, le travail industriel, ou "en
miettes", doit être repensé à partir de la situation actuelle
(chômage, apports des nouvelles technologies) : le chômeur se
sent-il "exclu" pour des raisons financières ou parce qu'il
devine, dans le travail qui lui fait défaut, la marque de l'humain
? Une alternance se dessine entre temps de travail et temps
de formation : annonce-t-elle la fin lointaine de l'opposition
traditionnelle entre travail manuel et travail intellectuel?
De telles évolutions ne permettent pas d'affirmer une ré appropriation
complète du travail par le travailleur, mais elles invitent
à considérer une complexité toute nouvelle.
|
|
|
Pour
télécharger ce cours, cliquez ici |